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Littérature française - Page 18

  • Un père et un frère

    La nuit des pères de Gaëlle Josse raconte l’histoire d’un retour : celui d’une fille près de son père, en août 2020. Première phrase : « A l’ombre de ta colère, mon père, je suis née, j’ai vécu et j’ai fui. » On apprendra plus tard le prénom de la narratrice, Isabelle. Son frère Olivier l’attend sur le quai à la gare de Chambéry. Au début de l’été, il lui avait téléphoné pour qu’elle vienne, « depuis le temps. Il faut qu’on parle de papa. Et puis, cela lui fera plaisir. »

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    « Les bras d’un frère. Olivier, le fidèle. Présent, toujours. » Kiné en ville pendant vingt ans, il est revenu au village dix ans plus tôt, à la mort de leur mère. Leur père, dont la violence a pesé sur les siens, est en bonne forme physique, à quatre-vingts ans, mais la mémoire « commence à lâcher. Il a la maladie de l’oubli. » Isabelle, tendue, sent refluer tous ses souvenirs d’enfance et en particulier, sa peur, au milieu de la nuit, quand elle entendait crier son père.

    Elle retrouve les lieux familiers, la maison où son père vit seul à présent. Heureusement la chambre en bas, celle où sa mère a fini sa vie, a été complètement transformée, il n’y reste que ses livres sur des rayonnages. A première vue, il semble apaisé, content de la revoir. Isabelle appréhendait leurs retrouvailles, elle est contente de retrouver son frère sur qui elle a toujours pu s’appuyer.

    Quand son père lui demande des nouvelles de Vincent – il a oublié que son compagnon est mort il y a un an et demi –, elle est incapable de lui répondre, choquée et engloutie dans le souvenir des circonstances du drame, un malaise fatal en plongée, en plein tournage. Isabelle réalise des documentaires sur le monde sous-marin. Un univers où elle se sent bien, à l’opposé de celui de son père, guide de montagne. Une montagne dont elle était jalouse, à laquelle il donnait tout son temps, toute son énergie,  alors qu’il n’avait aucune attention pour sa fille, jamais.

    Souvenirs d’enfance, des parents, souvenirs avec Vincent, les ombres du passé sont lourdes à porter, mais Isabelle « se lève, s’habille, mange, chie [sic], voyage, lit, dort, fait encore des projets pour ne pas tomber tout à fait ». Et puis un soir, de manière inattendue, après un repas à eux trois, son père, pour la première fois, raconte ce qui l’a tourmenté toute sa vie, ce qui s’est passé en 1960 quand il a dû servir son pays en Algérie.

    J’ai été un peu gênée par les choix narratifs : récit d’Isabelle d’abord, adressé au père, ensuite celui du père puis du frère à la première personne, ce qui déséquilibre le roman, à mon avis. La « maladie de l’oubli » (belle formule) et les décisions qu’elle entraîne pour un père et pour ses enfants, Gaëlle Josse en fait l’occasion, pour chacun des trois, d’une plongée dans les profondeurs de soi-même et des liens qui façonnent une existence, douloureuse et nécessaire.

  • Empreinte

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    Claudie Hunzinger, Les grands cerfs

  • Léo et les cerfs

    Les grands cerfs de Claudie Hunzinger, prix Décembre 2019, son dernier roman publié avant Un chien à ma table, j’ai attendu un peu pour le lire, par souci de ne pas enchaîner, de laisser aux deux récits leur empreinte distincte. Aussi parce que je savais y trouver, en plus de l’hommage à la beauté de la vie sauvage, sa désolation à l’ère d’une nouvelle extinction animale de masse.

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    © Claudie Hunzinger, Page d’herbe, Musée Lapidaire, Montauban, Belgique, 2007

    Remontant aux Hautes-Huttes dans sa voiture, un soir d’automne, Pamina voit dans ses phares « un tonnerre de beauté » qui traverse le chemin « d’un bond, pattes rassemblées, tête et cou rejetés en arrière, ramure touchant le dos, proue du poitrail fendant la nuit ». – « J’étais sûre que c’était Wow. » Une brève apparition d’un grand cerf, magique, à la première page.

    Nils, son compagnon, vit dans leur vieille métairie au milieu des livres, alors que Pamina (la fille de la reine de la nuit dans La Flûte enchantée, un des surnoms que Grieg donne à Sophie Huizinga dans Un chien à ma table), quand elle n’est pas en train d’écrire ou de présenter ses livres, sort explorer les alentours. D’avoir croisé Wow la décide à entrer dans l’affût, la cabane qu’elle a autorisé Léo à installer en bordure du pré sur leur terrain.

    La trentaine, crâne rasé, « indéchiffrable », Léo est arrivé à pied un jour pour en faire la demande. Les cerfs sont sa passion. Les attendre, les observer, et si la lumière est bonne, les photographier, voilà à quoi il passe la plus grosse partie de son temps libre – « connecté cerfs à quatre-vingt-dix-neuf virgule neuf pour cent ». Il les distingue si bien qu’il a donné des noms aux grands cerfs qui vivent à proximité des Hautes-Huttes.

    Pamina avait deviné leur présence, mais ignorait à quel point leur territoire se superpose au leur, dix mois sur douze. Parmi les livres qui traînent dans la maison, De natura rerum de Lucrèce, une édition bilingue, est son livre de chevet : « Les humains et les bêtes. Et puis, une poésie scientifique. La science comme méthode, menée par l’amour. Car la nature à la fois s’exhibe et se cache et c’est Vénus qui ouvre ce texte pour initiés. » Ce poème ancien et La fabrique du pré de Francis Ponge « faisaient la paire ».

    Assise dans l’affût, elle découvre : « le monde arrive et se pose à nos pieds comme si nous n’étions pas là. Comme si nous n’étions pas, tout court. » Une guêpe, des corneilles, pas de cerf – l’attente. Ce n’est qu’en parlant avec Léo, qu’elle en apprend davantage sur les cerfs autour d’eux : « huit à vingt-deux mâles, tous des célibataires, les biches étant plus haut avec les bichettes et les faons ». Pamina est étonnée de l’entendre critiquer l’ONF dont les décisions menacent leur survie. Elle connaît le rôle des « adjudicataires » (elle les reconnaît « à leur pick-up, à leur tenue kaki ou à leur ressemblance avec Poutine »), mais a toujours aimé les gardes forestiers.

    Léo accepte de la guider pour comprendre la vie de ce « clan traqué », elle en fera « un livre de grand air ». Dans le froid, la neige, Pamina apprend à lire les traces, à suivre les pistes, puis passe aux affûts « de lever du jour ». Elle instaure « une sorte de protocole » : se préparer, sortir tous les jours avec un carnet et un couteau, ne pas s’en faire si elle n’en rapporte rien – « ce rituel, je le devinais, n’était pas tant fait pour contempler un cerf que pour m’extraire avant tout de moi-même ».

    Notes de février : étoiles, rochers, enfin des cerfs qui broutent puis viennent se coucher à dix mètres. Plongée « dans l’expérience et la découverte », avec en tête l’idée du livre à écrire. « Mais je n’imaginais absolument pas que le roman de nature qui commençait à m’habiter allait prendre le visage de la société elle-même, moi qui avais voulu lui fausser compagnie. » Elle ne sait pas encore dans quel imbroglio elle va se retrouver, qui va mettre à mal son amitié avec Léo. « Nous aussi, nous avons la peste même si nous prétendons à l’innocence. »

    Claudie Hunzinger raconte les « apparitions », la contemplation. Léo lui apprend les règles du clan, décrit les grands cerfs qu’il appelle par leur nom, l’avertit quand l’un deux a été « tiré ». Le garde forestier qu’elle interroge sur la chasse est sans état d’âme : la régénération des forêts, leur rendement financier, ça passe « par un peuplement de cervidés réduit au minimum ». Les adjudicataires, eux, veulent « une chasse très peuplée ». Il lui explique comment l’ONF décide du quota de cerfs à tirer.

    Les grands cerfs, c’est bien sûr Pamina et les cerfs : la romancière rend magnifiquement leur univers. On apprend beaucoup sur eux, sur leurs bois (ce même mot qu’on emploie pour leur parure et pour les arbres), leur velours, leur mue, cette splendeur fascinante. Au grand bain d’émerveillement de Claudie Hunzinger se mêle, avec force aussi, son angoisse, voire son désenchantement du monde.

    * * *

    A partir de cette semaine, T&P change de rythme pour les grandes vacances.
    La belle saison nous appelle à sortir, à flâner, à ralentir.
    Sauf imprévu, rendez-vous le lundi et le jeudi pour le billet complémentaire.
    Bel été à toutes & à tous !

    Tania

  • De petits cailloux

    zoë lucider,la voisine,roman,littérature française,vie de femme,mystère,rencontres,culture,extrait« Lire n’est pas une occupation défendable. Quand vous jardinez, cuisinez, musclez vos cuisses et vos pectoraux, vous agissez sur la matière, les plantes, les ingrédients, votre propre corps. On admirera vos plates-bandes, vos brouets, votre silhouette. Mais que pouvez-vous exhiber, si ce n’est en glissant des citations avec à-propos, de ce malaxage dont vous êtes le seul bénéficiaire ? La littérature transforme les vies en destins, en dessin et dessein d’un fatum. Toutes les péripéties sont des petits cailloux, dans une forêt plus ou moins vaste, qui conduisent l’égaré sur le chemin que lui prescrit le romancier. »

    Zoë Lucider, La voisine

  • La voisine, Zoë L.

    La couverture du premier roman de Zoë Lucider, La voisine, entre en résonance avec la citation d’Eric Chevillard en épigraphe : « Rares sont les belles femmes qui vivent comme si elles ne l’étaient pas, dans l’insouciance parfaite de cette beauté, exerçant des professions et se livrant à des activités où cette beauté n’est nullement engagée. » Tel est le cas de Suzanne, au centre de l’histoire qui aurait pu s’intituler « Recherche Suzanne désespérément » (ce titre, déjà pris, servira pour un chapitre).

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    Illustration de couverture : Olivia Combes

    La narratrice, une photographe lassée de sa vie nomade dans des pays en guerre, a acheté à Paris un appartement sous les toits « vendu en l’état », dont elle est tombée amoureuse à la première visite : « Ce lieu m’attendait. » Simple, confortable, « élégant de simplicité, luxuriant de sobriété ». C’est en y posant des provisions dans un placard qu’elle y a trouvé « un carton bourré d’aquarelles » et un cahier. Soucieuse de les restituer, elle se renseigne chez le notaire : il a réalisé la transaction avec un confrère qui s’est engagé à ne pas donner le nom du précédent occupant, excepté « une question de vie ou de mort ».

    D’abord, elle s’est gardée de lire le cahier, un journal. Quand elle a fini par l’ouvrir et le feuilleter grossièrement, elle est tombée sur une date « superlative » pour elle-même, celle du jour où elle a « jeté l’éponge » : après avoir rompu avec Harry, un reporter de guerre, elle a pris l’avion pour Paris, loué une mansarde et exploré le quartier avec son appareil photo, photographiant des gens joyeux, en train de rire. Elle repère en triant ses photos des « entractes » entre ses clichés de guerre, des images paisibles prises sans doute pour se réconforter. Quand elle en parle à Magda, son amie galeriste, celle-ci a tout de suite une idée d’expo : « Guerre et paix ».

    Le chapitre suivant, le plus long du roman, une cinquantaine de pages, reprend « Le Journal de Suzanne » qui va du 2 novembre au 21 décembre. Le premier jour, Suzanne y a noté une parole inattendue de son patron, Bertrand, qui s’en tient d’habitude au ton strictement neutre, courtois, adopté entre sa secrétaire et lui. Le même jour, elle a loué le petit studio à côté de son deux-pièces à une jeune femme qui partagera son palier au sixième sans ascenseur.

    Quelques jours plus tard, Bertrand s’absente et la laisse libre de ses journées. Suzanne en profite pour faire du ménage, trie ses affaires, va se faire couper les cheveux chez Marine, très bavarde, qui refuse de couper davantage que cinq centimètres de sa chevelure « somptueuse ». Elle repeint le studio en blanc et envisage d’y installer son atelier si sa locataire ne réapparaît pas. Quand elle la retrouve sur le palier en train d’explorer le sac de vêtements qu’elle comptait mettre sur le trottoir, intéressée, elles font connaissance autour d’une pizza réchauffée. Suzanne parle peu d’elle-même et ne se formalise pas quand Carole lui demande que son nom n’apparaisse pas : « Pour tout le monde, le studio n’est pas loué, il est occupé de temps en temps par une amie. »

    Suzanne évite les attaches. A part sa complicité facile avec Marine, elle fréquente le café d’Edgar, à quelques pas de l’immeuble. Carole l’invite à pendre la crémaillère en tête à tête. Quant à Bertrand, son patron qui l’a mise au chômage technique, sans perte de salaire, elle le tient à distance : il voulait son numéro de téléphone pour la contacter mais elle a répondu qu’il était sur liste rouge, qu’elle préférait un courrier. Quand elle le revoit, il n’a pas l’air bien – sa fille a disparu. Marjorie est majeure et lui a laissé un message où elle parle de « disparitions utiles », de sa peur du suicide. Il a perdu le contact avec sa mère, il se reproche d’avoir mis trop de pression sur sa fille. Suzanne fuit ces confidences et s’en débarrasse en les écrivant. Bertrand finira par cesser ses activités, en lui versant une indemnité très généreuse.

    La lecture du Journal de Suzanne a rendu la narratrice curieuse de cette femme qui comme elle s’est « retirée d’une vie antérieure » et a occupé « cette tanière où [elle] avait [elle]-même trouvé refuge. »  Quand elle pousse la porte du bar près de chez elle, on n’y connaît pas d’Edgar. La coiffeuse qui ne s’appelle pas Marine lui dit que le patron du bar s’appelle André et qu’elle n’a pas connu de Suzanne. Celle qui occupait son appartement, c’était Jeanne, sans doute un faux prénom, une femme à l’histoire compliquée dont elle ne lui racontera rien. André lui donne le vrai prénom de la coiffeuse, Amélie ; il n’a pas la nouvelle adresse de Jeanne qu’elle lui a demandée pour « une question de vie ou de mort ».

    En annonçant la publication de son premier roman sur son blog, L’arbre à palabres, Zoë Lucider notait que « La voisine n’est pas très activiste à rebours de son autrice, elle serait plutôt en retrait du monde, au point de disparaître après avoir changé d’identité. » J’ai repensé en lisant son roman à la question posée dans La carte des regrets de Nathalie Skowronek : « Que savons-nous de l’existence de ceux qui nous entourent ? » Zoë Lucider la pose à sa façon.

    Tour à tour, le récit sera porté par André/Edgar, par Amélie/Marine, par d’autres qui ont été mêlés un temps à la vie de Suzanne. Pour la narratrice, celle-ci est devenue « une sorte de sœur », l’objet d’une quête obsessionnelle : « Je n’aurais pas eu plus d’acharnement à rechercher ma mère naturelle si j’étais une enfant adoptée. » Tandis qu’elle la cherche, attirée par son choix du retrait qui rejoint son propre besoin de solitude, celle qui raconte devient elle-même une voisine, dont les autres observent l’apparence, les habitudes. Entrecroisant  les témoignages, l’autrice nous rend jusqu’au bout curieux de démêler le mystère de la disparue. Au fil du récit et des dialogues, La Voisine raconte aussi les péripéties d’une vie de femme en solo, la vie quotidienne et les rencontres. A découvrir.